Ecrit professionnel de fin de 3ème Cycle – Ecole Parisienne de Gestalt 2022
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Une cliente me regarde et j’ai l’impression qu’elle veut me tuer. Son visage est rouge, contracté elle retient sa colère et son désespoir.
En effet, je viens de lui dire qu’elle ne peut pas attendre que sa mère change (sa mère a été diagnostiquée bipolaire). Je viens de ruiner son espoir. Elle sait que j’ai raison mais elle ne peut s’y résoudre.
Elle est bouleversée.
Cette cliente attend, espère, que quelqu’un puisse enfin l’aimer d’une manière inconditionnelle, puisse tout accepter d’elle : ses émotions débordantes, son besoin d’être à la « marge », ses dilemmes existentiels. Cela se joue bien évidemment avec moi. Elle me demande d’être là (même pendant mes vacances), de lui donner des clefs et refuse en même temps mon accompagnement.
Malgré toute ma bonne volonté, je ne pourrai pas lui donner tout ce qu’elle attend, je serai défaillante devant son attente abyssale. Mais l’espoir, même s’il finit par s’éroder, reste là. Elle s’agrippe à moi et se défend d’être dépendante de moi.
Le mot espoir vient du verbe espérer, issu du latin sperare qui signifie « considérer quelque chose comme devant se réaliser ». La définition du Larousse est la suivante : « Fait d’espérer, d’attendre avec confiance la réalisation de quelque chose ».
Cette quête du bon (notion qui n’est pas présente dans les définitions) ou d‘un meilleur dans l’environnement est capitale. Nous avons tous besoin d’espérer. Une patiente me disait : « lorsque j’étais petite je savais, grâce à mes amies, qu’un autre monde existait, un monde de douceur et de chaleur et cela me permettait de tenir ».
Je souhaiterais regarder cette quête inconsciente d’un idéal qui porte selon moi un aller vers le monde et en même temps un empêchement de rencontrer le monde tel qu’il est.
Cette tendance à rejouer des situations relationnelles insatisfaisantes avec l’espoir de trouver une issue, me renvoie bien évidemment aux Gestalts inachevées et j’ai eu la conviction que l’espoir jouait un rôle fondamental dans notre pulsion à vouloir résoudre les conflits larvés de nos micro champ introjectés (MI).
Pour parler de cet espoir inconscient mais repérable dans les émergences du Ça, j’ai choisi de m’appuyer, non pas sur le travail de la cliente mentionnée plus haut mais sur le travail que nous faisons avec Aurore depuis un peu plus de 4 ans.
Je souhaiterais dans cet article délimiter l’espoir à l’attente d’un Autre qui serait idéal, une quête d’amour, de reconnaissance inconditionnelle.
Cette quête est portée par nos figures d’attachement dès les stades précoces du développement puis continue dans l’âge adulte projetée sur nos amoureux, nos amis, nos mentors, nos figures hiérarchiques dans l’entreprise. Certains de nos clients nous font porter cet espoir.
Lorsque la thérapie est bien entamée, arrivent ces moments ou nos clients se rendent compte qu’il n’y a plus d’espoir à attendre que leurs parents les reconnaissent comme ils l’auraient souhaité.
J’ai cru en tant que thérapeute pouvoir être là pour mes clients d’une manière indéfectible ! Quelle folie ! J’y ai cru aussi longtemps que mes clients voyaient en moi quelqu’un qui aurait la clef pour les sortir de leur souffrance !
Mon questionnement principal quant à cet espoir est le suivant : comment amener nos clients à faire le deuil d’une relation idéale, donc impossible, pour oser l’aventure du contact ? Comment transformer une attente d’enfant et un besoin dont mon client pourra prendre la pleine responsabilité quant à sa satisfaction ?
Pour débusquer cet espoir inconscient, nous allons dans une première phase que j’appellerai la genèse, nous attacher à comprendre comment nous construisons cet espoir et comment le détecter dans les émergences du Ça.
Dans un second temps, regarder comment cet espoir s’exprime dans le champ de la relation ? Comment le Self porte cet espoir ? Comment la colère et le désespoir peuvent émerger et contribuer à sa destruction.
Enfin, une phase de reconquête dans laquelle un processus de deuil peut commencer pour aider nos clients à se nourrir d’un environnement réel au contact duquel ils pourront exercer librement leur orientation.
Aurore a 45 ans, elle est mariée et à 3 enfants. C’est une belle femme, très sympathique, très maigre.
Elle vient me voir car elle se dit toujours triste et sent que sa vie affective n’est pas nourrissante.
Aurore a des traits de personnalité obsessionnelle, sa vie est très organisée par de multiples routines. Le changement est source d’anxiété. Elle nage. La natation est la seule activité qui semble lui appartenir totalement.
Pour le reste elle répond à des rôles très fixés : rôle de mère (elle veut être le centre de l’univers de ses enfants), rôle d’intendante à la maison, rôle professionnel. La sexualité rentre également dans une routine bien codifiée. En dehors de ces rôles, elle ne se sent pas exister.
Elle dit avoir eu une enfance totalement normale sans traumatisme.
Elle a très peu de souvenirs. Ce qui lui reste ce sont des moments de séparation très douloureux avec sa mère avec l’arrivée de son petit frère et l’hospitalisation de sa mère qui en a découlé, une semaine de pleurs en classe de neige… Son père semble très envahissant et répond aux besoins matériels d’Aurore mais ne peut souffrir aucune contradiction. Il lui partage également ses secrets d’infidélité et son mal-être avec sa femme qui ne l’aime plus.
Elle a souffert d’anorexie dans son adolescence sans que personne ne s’inquiète de son état.
Aurore a toujours cette sensation qu’elle n’est pas intéressante. Elle souhaite être le centre de l’univers de ses filles, je le répète car cela revient très souvent dans son discours. Elle sollicite beaucoup ses parents pour qu’ils s’occupent de ses enfants et autant son père est toujours partant autant sa mère met beaucoup de limite. Lorsque Aurore se frotte à un « Non » de sa mère cela la plonge dans une rage ou un désespoir excessifs et pourtant elle continue encore et encore à demander.
Sa relation avec son mari est source également d’une grande souffrance. Elle considère son mari comme un intrus dans la maison et lui ordonne d’effectuer des tâches ménagères. Elle est très attristée de la sensation qu’il ne s’intéresse jamais à elle.
Elle reconnaît que c’est un bon papa mais elle ne supporte pas que ses filles puissent l’aimer plus qu’elle. Elle s’arrange pour tout gérer afin d’effacer ce mari encombrant. Et pourtant lorsque je la questionne sur l’intérêt de rester vivre avec un intrus Aurore me répond : « arrêtez tout de suite ! Vous me stressez, il n’est pas question que je le quitte ! ».
Je me suis toujours demandé comment à force de répétitions la plupart de mes clients gardaient l’espoir de rencontrer quelqu’un avec qui ils pourraient vivre une belle relation. Cela pouvait être au niveau amoureux, amical, professionnel ou bien évidemment familial.
Nous, Gestalt thérapeutes expliquons bien ce phénomène de répétition par le concept de Gestalt inachevées.
Delisle, 2012 (p. 35) : « Le ça contient une structure inconsciente ou logent des expériences inachevées du développement. »
Les micro-champ introjectés sont le résultat d’expériences précoces qui ne pourront pas être assimilées, car porteuses d’une part d’indispensable et d’intolérable. Ces gestalts inachevées sont porteuses de tensions qui restent dynamiques, colorent le Ça cherchant un achèvement, l’apaisement d’un conflit.
En ce qui concerne Aurore, au fil de nos séances, des émergences prennent forme. Je comprends, entre autres, qu’un besoin de reconnaissance reste très activé et cherche une résolution.
L’indispensable regard de sa mère nécessaire à la construction d’une bonne estime de soi a été porteur d’intolérable car la mère était très exigeante ou absente.
La mère d’Aurore est une universitaire, intellectuelle qui ne porte aucun intérêt à d’autres idées ou positions que les siennes. Aurore se doit de lire (le Monde), avoir une réflexion mais si possible en ligne avec celle de sa mère.
Je garde en moi l’image de cette mère, comme me le raconte Aurore, qui est assise derrière son bureau caché parmi des piles de livres pendant qu’Aurore la regarde. Aurore attend le regard de sa mère (indispensable), mais sa mère étant tellement exigeante, Aurore ne veut surtout pas du regard de cette mère dans lequel elle risque de lire de la déception (intolérable).
PHG, 1951, (p. 204) : « cette personne en générale, on la craint et on l’aime (on abandonne le conflit à la fois par peur et aussi parce qu’on ne veut pas risquer la désapprobation). »
Nous allons, dès que l’environnement va le permettre, chercher à actualiser ces Gestalt inachevées en cherchant à satisfaire ce besoin précoce. Précoce, mais toujours actuel car toujours non satisfait.
Aurore ne veut pas que sa mère pose les yeux sur elle mais sur l’enfant qu‘elle était. Or, elle n’est plus cette enfant.
Alors la quête continue car nous portons l’espoir qu’une personne pourra nous sortir de cette impasse.
Aurore, va reporter l’espoir dans sa relation conjugale. Elle est tombée amoureuse de Pierre. Ils se sont mariés Aurore a voulu des enfants qu’elle a eu beaucoup de mal à avoir et depuis qu’elle est devenue mère, elle reste collée à ses enfants. Seuls ses enfants lui permettent de vivre une relation d’amour inconditionnelle et son mari devient défaillant.
Pierre est devenu petit à petit l’obstacle entre elle et ses enfants. Elle est persuadée qu’il ne s’intéresse pas à elle et elle en souffre profondément.
Ces dilemmes de contact ont un double rôle : c’est une façon de donner du sens à notre expérience. Nous nous sommes construits dans cet échec et cette souffrance (pour Aurore, elle n’est pas intéressante) et nous nous reconnaissons dedans, ils font partis de notre identité. Mais ils représentent aussi l’opportunité de vivre autre chose en ayant l’espoir de trouver quelqu’un avec qui nous pourrions dénouer cette impasse : un jour quelqu’un va me trouver intéressante.
Pour clarifier mon intuition, je suis allée chercher des articles à orientation psychanalytique définissant les concepts d’idéalisation, d’intériorisation et de projection de l’objet.
Lorsque l’enfant ne trouve pas la satisfaction de ses besoins, lorsque ses figures d’attachement sont défaillantes, naturellement l’enfant va créer une aire d’illusion dans laquelle il pourrait trouver ce qui manque à son parent et de faire de son parent une figure idéale.
Mélanie Klein, 1955, (p. 144), « en outre, j’ai formulé l’hypothèse que l’intériorisation est d’une grande importance en ce qui concerne les processus de projection, et en particulier que le bon sein intériorisé agit, dans le moi comme un foyer à partir duquel des sentiments bons peuvent être projetés sur des objets extérieurs (…). L’intériorisation du bon objet est donc une des conditions préalables à l’existence d’un moi stable et intégré et de bonnes relations d’objets ».
Elle écrit plus haut, Mélanie Klein, 1955 (p. 143), « le processus par lequel la mère reçoit un investissement libidinal consiste surtout dans la projection de sentiments bons et de bonne partie de soi-même à l’intérieur de son corps ».
Pourrions-nous imaginer que l’espoir serait alors une projection sur l’environnement pour retrouver dans l’autre une bonne version de nous-mêmes ?
Un client à qui je posais la question :
La réponse a fusé.
Je fais ici l’hypothèse que plus un enfant a été maltraité plus cet enfant a besoin d’un espoir pour rester en vie.
Une cliente souffrant d’un trauma complexe dû à un père d’une extrême violence (voire sadique) qui a été jugé pour viol et torture sur ses enfants, me livre son espoir :
Guy Lavallée (www.cairn.info) : « Ainsi seul un leurre puissant toujours poursuivi, jamais atteint mais toujours renaissant assure au moi cet affect d’espoir quasiment en continu, et le porte en avant dans un processus d’objectalisation. »
Cet espoir, placé dans les micro-champ introjectés est un moteur pour aller vers l’environnement. Nous avons créé à l’intérieur de nous une image illusoire (voire hallucinatoire) dont nous avons besoin pour survivre. Mais pour ce faire, il aura fallu que préalablement le bébé ait pu introjecter une part de Bon de sa figure d’attachement, même si cela a été infime.
Le projet thérapeutique est d’essayer de donner du sens à l’expérience et plus spécifiquement aux expériences de répétition qui laissent nos clients dans la souffrance et les condamnent à des ajustements conservateurs. Dans ce sens, l’espoir doit être démasqué afin de comprendre le côté indispensable des MI.
Aurore n’a aucune idée de sa quête et c’est à moi de l’inciter à prendre conscience de ce qu’elle cherche.
Aurore clame qu’elle est bien mieux seule mais elle a voulu se marier et avoir des enfants. Elle dit qu’elle n’a d’intérêt pour personne mais elle est extrêmement curieuse de ma vie.
Elle donne à voir un être froid qui n’a qu’une envie : celle de repousser son mari. Mais lorsqu’une amie lui relate les propos de son mari sur son amour pour elle, elle ressent une joie incroyable.
Elle arrive dans le cabinet et n’est pas contente :
Elle m’envoie juste après la séance un SMS pour me dire que son mari lui avait envoyé un message d’amour et cela la remplissait de joie !
Il me semble qu’il est important de bien souligner ces contradictions : la joie à la réception du message et l’envie d’être seule afin qu’Aurore puisse questionner son besoin d’être seule qui ne la satisfait jamais vraiment. Elle n’a pas accès d’une manière consciente à l’émergence de son besoin d’être en contact, je dois être le traducteur.
Quelques mois plus tard :
Aurore s’assoit dans le fauteuil et commence tout de suite à parler.
Nous voyons ici qu’elle avait trouvé un ajustement pour combler son besoin mais que cet ajustement a besoin de nouveauté aujourd’hui.
Tout est là dans ce court passage. L’émergence de la tristesse avec ce besoin de présence d’un autre. L’espoir qu’il y ait des bras pour la consoler.
Le PHG parle de ce besoin d’être dorloté qui est proche du besoin de bras maternants que cherche Aurore :
PHG, 1951, (p. 125) : « mais la mère n’est pas là, et toute autre personne qui pourrait donner des caresses serait, à priori, décevante, ou tout du moins, ce n’est pas dans cette direction qu’on cherche. Ni le désir ni l’image ne relèvent du passé parce que la situation est inachevée, mais l’image est inepte et démodée […] finalement, lorsque la perspective est sans espoir et la douleur trop intense, on essaie d’inhiber et de désensibiliser le complexe tout entier ».
Le besoin devenu un peu plus conscient est limité aux bras pour l’instant, c’est une quête d’un autre qu’elle, mais pas encore incarnée. Elle a pensé à son mari, à sa mère et puis à moi mais personne n’existe autour d’elle qui puisse jouer le rôle de bras maternant…
Il y a aussi le deuil de ne plus arriver à s’auto-consoler. L’ajustement créateur qu’elle avait trouvé dans l’odeur de sa chemise de nuit, n’arrive plus à donner le réconfort attendu.
Ce qui m’amène à espérer qu’un espace puisse s’ouvrir pour un autre ajustement créateur. Mais il est encore trop tôt.
Mais nous pouvons quand même dire que de petites émergences de ce besoin ont été portées à son attention et que cela peut faire son chemin.
L’espoir ne facilite pas le déploiement du self.
Le Ça coloré des MI portant l’espoir, est très mobilisé mais est fortement stéréotypé. Il pousse dans le pré-contact, mais très vite la montée de l’excitation est bloquée par la projection (l’espoir de l’idéal) et la rétroflexion (j’ai trop peur de la réalité de l’autre car je sais que je vais être déçue). La fonction moi n’est pas assez mobilisée pour un plein contact et ne permet pas l’assimilation d’une nouvelle expérience. La Matrice de Représentation du Champ (MRC) ne bouge pas.
En début de thérapie, Aurore m’avait très vite dit qu’elle ne comptait pas devenir dépendante de moi. Mon rôle était de l’aider à modifier ses mécanismes, elle ne comprenait pas l’intérêt de créer une relation. Elle attendait de moi des conseils que je lui donnais (méa culpa) mais cela nous maintenait dans un leurre.
Lors d’une formation sur le champ, J.Roubal nous expliquait l’effet des 2 vagues. Il y aurait une première vague de ressenti chez le thérapeute qu’il doit laisser passer parce que cette vague charrie les impasses de contact. Si le thérapeute réagit trop vite, il risque de se laisser entraîner et de ré-traumatiser son client. S’il prend le temps, une deuxième vague arrive, celle qui peut permettre la nouveauté.
Si je me laisse sentir et me concentre sur Aurore, la première vague serait de tout de suite me mettre à son service et de l’aider à trouver des solutions (comme ce qu’elle vit). La deuxième qui m’envahit est douce et me donne envie de la dorloter (comme ce qu’elle ne connaît pas mais attend secrètement).
Le pré-contact
Le pré-contact avec Aurore est toujours très chaleureux. J’ai toujours un grand plaisir à la perspective de la voir en séance. Et elle aussi.
Puis, lorsqu’elle s’installe dans le fauteuil, l’atmosphère s’alourdit. Elle commence à se sentir gênée si elle n’a rien à dire.
L’engagement
L’engagement est de faible intensité car le Ça de la situation même s’il pousse fortement nous amène toujours à regarder ce qu’Aurore fait « mal » : ses conduites obsessionnelles.
Ces règles lui permettent de s’appuyer sur du solide, elles créent de la sécurité mais ne permettent pas un déploiement fluide du Self.
Le self est perturbé par des introjections orientées et des projections de l’idéal.
Elle introjecte très facilement lorsque je lui donne des pistes d’amélioration de comment faire. En revanche, elle ne prend rien de moi quand il s’agit d’imaginer comment être autrement pour partager la souffrance qu’elle vit, pour se montrer fragile pour dire à l’autre combien elle se sent seule.
Elle fait de même avec son mari. Aurore sait très bien qu’elle est injuste avec son mari, mais il est primordial pour réactiver les MI que son mari reste insuffisant. Tant qu’il n’est « pas assez », l’espoir qu’il soit différent perdure.
Elle ne peut pas mettre à l’intérieur d’elle un peu de lui car elle attend qu’il soit parfait (voire validé par sa mère). Pour pouvoir introjecter une part de l’autre il faut que nous reconnaissions dans cet autre une part de soi ou une part familière. La mère d’Aurore n’aime pas Pierre, la mère introjectée d’Aurore ne peut pas valider Pierre.
Néanmoins, Aurore continue d’attendre que Pierre change. Elle projette sur lui l’image d’un gendre idéal (image qui devrait appartenir à sa mère). Nous voyons ici qu’il y a confusion dans les rôles de chacun. Je m’interroge sur l’impact du climat incestuel familiale ce qui expliquerait la difficulté d’Aurore à laisser une place à son mari. Je fais ici un petit aparté pour préciser que le père d’Aurore revendique la paternité des enfants d’Aurore et sa mère souhaite pouvoir aller prendre un verre avec son gendre afin de parler de leur « relation ». Je me demande si un climat incestuel ne renforcerait pas ce besoin d’idéal ?
Elle demande à Pierre inconsciemment ce qu’elle n’ose demander à sa mère.
Elle est donc obligée de rétrofléchir son élan vers lui, de peur de se confronter à la réalité. Car Pierre ne peut pas lui donner ce qu’elle attend étant donné qu’elle l’attend de sa mère. En aucun cas, Pierre ne pourra la satisfaire, sa demande est impossible.
Lorsqu’elle me partage son désir d’être le centre de l’univers de ses enfants, je peux y voir une rétroflexion de sa propre attente à l’existence d’une personne qui l’aimerai d’une manière inconditionnelle.
Aurore ne cesse d’amener ses histoires de mère pénible, de mari insupportable, de père envahissant et d’amour intense pour ses enfants. Or, nous le savons, un travail en champ 3 (dimension spatio-temporelle de la vie actuelle du client en dehors du cabinet) permet de comprendre ce qu’il se passe mais n’est pas porteur de changement.
J’essaie, le plus possible de nous amener dans le champ 1 (dimension spatio-temporelle de l’ici et maintenant de la relation thérapeutique).
Son corps se replie dans le fauteuil.
Elle est de plus en plus mal à l’aise. Elle me connaît et n’aime pas du tout lorsque nous sommes à cet endroit car elle ne veut pas que je la vois.
Elle pleure.
Je suis émue.
Elle est très émouvante.
Je n’ajoute rien, elle voit mes larmes, je la regarde et je ressens un grand élan de tendresse.
J’espère qu’elle peut prendre de mon élan vers elle. Je m’intéresse à elle dans la solitude de son être. Grâce au travail dans le champ 1, la représentation d’Aurore en rôle de dictateur se meut en l’image d’un hérisson qui ne peut être rejoint du fait de ses épines. Je lui partage cette nouvelle image que j’ai d’elle maintenant sous les traits du hérisson.
Je lui partage également la tristesse que j’éprouve de la savoir si seule et je lui offre la possibilité de la rejoindre.
C’est aussi là que je soutiens la possibilité qu’il y a un Autre qui existe pour elle. Je soutiens le Bon de l’environnement en me proposant d’être là pour elle (je propose un corps autour des bras qu’elle recherche) en espérant petit à petit venir changer sa représentation du monde.
Il est important de pouvoir soutenir l’espoir que l’environnement peut être bon mais pas trop. Si le thérapeute reste « trop bon », avec son client il se peut qu’il soutienne trop fortement cet idéal et maintienne son client dans l’illusion.
A partir du moment où notre client a bien conscientisé son espoir, il peut sentir sa frustration à ne pas l’atteindre.
Il me semble que dans les thérapies au long cours, arrive toujours ce moment où nos clients nous disent : Je ne comprends pas ! Je sais bien que je ne peux rien attendre de mes parents mais alors pourquoi je continue à espérer ? Et de se retourner contre nous et de dire : mais pourquoi ça ne bouge pas ? Aurore parle de lucioles attirées par les phares d’une voiture.
Il m’arrive souvent de dire : « je sais que c’est injuste, vous n’avez pas eu, enfant, ce que vous auriez dû recevoir. Mais vous devez arrêter d’attendre car vous allez continuer à vous faire mal ».
Cette désillusion, qui va émerger doucement, peut permettre de vivre de la frustration et amener une saine colère.
Lors d’une séance, assez récemment, Aurore me dit qu’elle a l’impression de devenir folle. En effet, elle considère son mari comme un ennemi notamment lorsqu’il s’occupe de ses enfants. Elle se sentait obligée de vérifier ce qu’il dit à ses enfants !
Elle me regarde désemparée et me demande :
Aurore : « Je me dis que je suis complètement folle ! Mais je ne peux pas m’en empêcher ! Qu’est-ce que je dois faire ? Je n’ai qu’une seule envie c’est de dégager mon mari ! »
Je lui partage mon envie d’être là pour elle et de la consoler car je ressens du désespoir. J’ai l’impression d’avoir en face de moi une toute petite fille totalement désemparée.
Mais cela n’est pas du tout suffisant. Elle me regarde avec intensité. Son regard porte une attente. Je sens que je dois lui donner quelque chose et je ne trouve rien.
J’imagine qu’une Identification Projective (IP) est à l’œuvre car je ne me reconnais pas. Je ne sais vraiment pas quoi lui dire, comme elle, qui ne sait plus comment faire ?
Je peux imaginer qu’elle était sûre que j’avais une solution. Je peux imaginer qu’elle est déçue, je ne lui ai pas apporté le réconfort tant espéré.
Elle a fait l’expérience dans le contact de mon incapacité à lui donner ce qu’elle attendait. Je suis décevante et l’illusion qu’elle pouvait entretenir vis à vis de moi s’effrite.
Delisle, 2012 (p. 84): « C’est par cette expérience relationnelle soutenue de frustration et de gratification qu’il (le client) en viendra à tolérer graduellement des états de frustration de plus en plus grands et apprendra à composer avec les facteurs de réalité et à tenir compte des contingences reliées à ses figures d’attachement … ».
Les mois se suivent et les émotions d’Aurore sont beaucoup plus fortes ! La colère l’assaille. Elle ressent d’une manière intense son aversion envers son mari.
Elle est très en colère contre sa mère qui avait fait naître la possibilité de leur léguer sa maison puis est revenue sur sa proposition. Elle est en colère contre elle-même car elle voit bien que ses fonctionnements ne bougent pas. Je peux imaginer qu’elle est en colère contre moi, car nous n’avançons pas non plus. Cette colère reste intérieure. Elle n’ose pas l’exprimer car elle sent qu’elle est exagérée.
Aurore arrive très stressée en séance et me dit qu’elle doit trouver très vite une solution de garde pour sa fille car il y a un cas de COVID à l’école. Elle ne lâche pas son téléphone du regard, elle n’est pas avec moi. Je lui fais remarquer une première fois. Elle n’a qu’une hâte c’est de quitter le cabinet pour régler le problème. Nous n’arrivons pas à travailler.
Je suis prise entre deux mouvements : une grande envie de pouvoir regarder avec elle ce qui se passe lorsqu’elle est prise par l’angoisse d’un évènement non prévu et en même temps un mouvement de rejet car je me sens incapable de la calmer. J’ai l’impression que personne ne peut l’arrêter dans sa compulsion à vouloir régler le problème.
Alors, la colère monte chez moi et je lui dis :
Cela l’arrête net. Elle me regarde ne comprend pas ce qu’il se passe.
Elle commence à se lever du fauteuil, pense que c’est un stratagème de ma part. Elle prend un temps et ressent que je la rejette (ce qui est vrai) alors elle me regarde en disant : « Mais ce n’est pas ce que je veux ! »
Nous pourrions dire que le mouvement qu’elle n’ose pas faire avec son mari (le geste de repousser) c’est moi qui l’ait effectué à son encontre.
J’adoucis ma voix
Silence
Elle le dit d’une manière forte et assumée !
Au final elle avait besoin que je lui mette un stop fort. Mon agression envers elle lui a permis de pouvoir vraiment exprimer ce dont elle avait besoin et de sentir que j’étais là en face d’elle. Elle ne pouvait sentir ma présence que dans un geste fort de ma part.
Même si elle me partage d’avoir été très choquée par mon attitude, j’ose espérer que mes excuses ont pu changer légèrement quelque chose. Elle a compris également que je ne suis pas une magicienne et que si elle ne dit pas ce dont elle a besoin, elle ne pourra pas l’obtenir. L’idéal qu’elle avait de moi a été bien égratigné ! Malgré cela elle continue la thérapie.
Belle agressivité saine, qui marque un tournant dans la thérapie ou l’espoir d’un autre qui saurait pour elle s’efface pour laisser la place à une agressivité qui l’expose. Elle fait l’expérience, dans la relation, d’être entendue.
Delisles, 2012 (p. 83), « Winnicott présente bien cet enjeu dans sa métapsychologie qui décrit le passage de l’omnipotence infantile vers une nécessaire désillusion qui permet d’arriver au sentiment d’être soi et à la capacité d’établir un rapport de saine dépendance avec l’autre ».
La colère, vécue dans le champ est la voie royale pour la désillusion nécessaire.
Elle permet d’aller rencontrer l’autre dans une confrontation (front contre front, comme le dit ma superviseuse). Tu ne me donnes pas ce que je veux mais j’ose de te le demander quand même ! J’ose mettre dans la relation mon espoir et je te vois incapable d’y répondre, non pas parce que tu ne veux pas mais parce tu ne le peux pas. Ma demande est impossible ! Mais je l’ai dévoilée au grand jour, j’assume ce besoin !
Alors le client peut se rendre compte qu’il fait porter à l’autre une mission qu’il ne pourra jamais remplir. Dès lors, Il a le choix de continuer à espérer ou de détruire la forme inadéquate pour en créer une nouvelle.
PHG, 1951 (p. 205) : « c’est en effet par la colère et le travail du deuil qu’on annihile le besoin de l’impossible ».
Aurore m’a relaté, un moment intense de rencontre avec son mari. Pierre lui avoue son amour pour elle, la fierté qu’il a qu’elle soit sa femme, le bonheur qu’il a de partager sa vie ! Elle pleure, elle n’en revient pas, elle est touchée. Mais maintenant qu’elle a obtenu ce qu’elle a toujours souhaité, elle se sent nue. Elle a peur. Elle a hâte que tout redevienne comme avant, c’est trop pour elle…
Mais il me semble bien que si son mari bouge de cette manière, c’est qu’elle-même a changé quelque chose pour que cela devienne possible.
Il faut beaucoup de temps pour renoncer à notre quête d’idéal et un lent travail d’acceptation doit pouvoir se faire dans la relation, avec le soutien du thérapeute.
Même si l’environnement thérapeutique n’est pas parfait, il doit tenir. Car l’espoir est comme un agrippement, comme un arrimage et si le client lâche trop fort ou trop vite, il peut tomber.
C’est ce qui est arrivé avec une de mes clientes dont je parle ici dans l’introduction. Ses échecs de répétitions dans ses relations ont été tellement violents qu’elle a décidé qu’il n’y avait plus d’espoir à attendre que quelqu’un puisse la sauver. Elle a cru que tant qu’elle-même pouvait « sauver sa mère » (diagnostiquée bipolaire et internée plusieurs fois), cela voulait dire qu’il y avait forcément quelqu’un qui pourrait la sauver, elle. A bout de force, elle a décidé de ne plus être ce sauveur et a choisi de mettre de la distance avec le toxique de la relation.
Mais voilà en « renonçant » au toxique de l’environnement, elle n’a plus eu l’opportunité de projeter sur l’environnement sa propre toxicité. Alors elle a fini par se haïr, se vouloir du mal car il ne reste plus que le mauvais. Elle est dans un désespoir tellement intense qu’elle adresse une rage d’une extrême violence à l’encontre des gens qui l’aiment, contre moi et contre la thérapie. Toute relation lui est intolérable.
J’ai cru pouvoir la « réparer ». Je l’ai tenu dans cette illusion que quelqu’un pouvait la comprendre entièrement mais le résultat est là.
Contrairement à Aurore, je n’ai pas su mettre un Stop assez fort. Il me faut l’admettre j’ai eu peur de sa peur.
A posteriori, j’aurai dû la contenir fortement tout en lui disant :
« Ce que tu attends n’arrivera jamais. Mais tu as le choix de prendre ce que je peux te donner. Tu as le choix de me rencontrer pleinement en acceptant cette réalité-là. Oui je peux avoir peur de toi, je peux ne pas te comprendre mais en même temps j’ai toujours envie d’être avec toi ! Je n’effacerai pas ta douleur, elle est là. Moi je fais le chemin de te donner ce que je peux et tu dois l’accepter. Tu dois renoncer au manquant. »
Si le parent vient à mourir, Christophe Fauré explique très bien que cela peut devenir une opportunité pour grandir.
Car la mort du parent vient couper tout espoir de reconnaissance, de réparation de sa part. D’une certaine manière cela soulage car cela permet de stopper notre quête et de se dire : notre parent ne pourra plus jamais nous donner ce que nous attendions alors c’est peut-être à nous de nous le donner ? Ou bien cela peut, au contraire, conduire à un effondrement de l’adulte qui n’aura plus jamais l’occasion d’obtenir réparation.
Il faut beaucoup de courage pour accepter de ne plus nourrir l’espoir, de faire le deuil de ce parent qu’ils n’auront jamais. La mort du parent peut nous rendre adulte.
Sans aller jusqu’à souhaiter la mort du parent, comment pourrions-nous accompagner notre client dans la mort du parent idéal et de prendre la responsabilité de nous donner ce que nous avons toujours attendu ?
Car l’objectif d’une thérapie est d’arriver à pouvoir choisir librement et de prendre la responsabilité de sa vie.
Je ne ferai ici que des hypothèses et des propositions de travail car je ne suis encore jamais arrivée à cette étape dans la thérapie. Je n’ai jamais osé l’aborder avec mes clients de façon si directe. Tout simplement parce que j’ai du mal à me valider, à me faire confiance. Moi aussi, j’attends quelqu‘un qui saurait tout (je pense à mes attentes secrètes envers mes superviseurs).
J’imagine un moment où mon client aurait passé toutes les étapes : reconnaissance des émergences de l’espoir, conscientisation de sa quête d’idéal.
Nous serions là ensemble à nous poser la question : Que décidons-nous d’en faire ?
Je proposerais à mon client de le symboliser, de le dessiner ou de fabriquer quelque chose. Nous pourrions le regarder, lui parler et peut-être lui dire au revoir ou pas.
Christophe Fauré décrit l’ultime étape du processus de deuil comme permettant de réintégrer à l’intérieur de soi la relation charnelle, incarnée que nous avions avec l’être disparu. Nous pourrions imaginer, que le fait d’avoir donné un corps à notre idéal, permettrait de pouvoir le ré-intégrer à l’intérieur de nous en sachant pertinemment qu’il n’existe pas mais qu’il nous a aidé à nous construire, à aller à la rencontre des autres. Il ne nous resterait plus qu’à le remercier.
Pour Aurore, en plus de la destruction nécessaire de son Idéal de mère, il nous reste à trouver ce mouvement qui lui permettra d’enfin expérimenter d’être prise dans les bras. Je dois continuer à aller vers elle, elle doit me repousser encore et encore. Et peut-être, qu’elle finira par trouver d’elle même le chemin de mes bras
Pour vous présenter cet abandon ultime, j’ai choisi de m’appuyer sur le travail que nous faisons avec Aurore car de tous mes clients c’est elle qui s’accroche le plus fermement à l’idéal de ses figures parentales et quelque part, nous nous ressemblons beaucoup.
Faire le deuil des parents que nous n’aurons jamais est pour moi le dernier bastion d’une thérapie.
Nous l’avons vu, l’espoir, notre quête d’idéal se met en place très précocement et peut nous suivre toute une vie. Il est important de pouvoir le conscientiser et le repérer quand, aux détours d’une relation, il refait surface. Car, il ne meurt vraiment jamais.
Lors de sa conférence à l’hôpital de Tourcoing,le 25 Octobre 2001 ,Giles Delisles disait : « Et bien ce calcul-là, le micro-champ introjecté, son destin est de rester jusqu’à un certain point. Il condense tellement de significations que jamais nous ne pourrons le métaboliser complètement et le remettre en circulation dans l’organisme et dans la conscience. Mais nous pouvons d’abord en prendre conscience et deuxièmement l’éroder et j’ajouterai garder l’espoir !
L’émotion m’étreint à la conclusion de cet article. Il est temps de me séparer de lui qui a mis tant de temps à prendre forme. J’ai beaucoup travaillé à abandonner l’espoir de devenir un thérapeute idéal mais je ne renonce pas à l’espoir d’être reconnue par mes pairs.
Gilles Delisle et Line Girard, La psychothérapie du lien, Genèse et continuité, Les éditions du CIG, 2012
Irvin D. Yalom, Thérapies Existentielles, Édition Broché, 1980
Mélanie Klein, 1957, Envie et gratitude et autres essais, Éditions Gallimard, 1968
PERLS, Frederick S., HEFFERLINE, Ralph, GOODMAN Paul (1951), Gestalt thérapie. L’exprimerie, 2001
Christophe Fauré :#21 Perdre un parent en tant qu’adulte – Questions / réponses autour du deuil – Bing video
Herméneutique en Psychothérapie, Conférence du 25 Octobre 2001 Hôpital de Tourcoing, France
Guy Lavallée, Adolescence, 2014/1 (T.32 N°1) – Extraits sur Cairn info L’espoir et l’idéal L’espoir et l’idéal | Cairn.info